Le laurier-rose
J'aimerais écrire un livre qu'on pourrait lire même après avoir perdu son amour. Cet homme qui vient de perdre sa femme ne parvient plus à lire : « Je ne veux pas que les livres me trompent. » J'entends : « Je ne veux pas que les livres ni rien au monde m'éloigne une seule seconde de ma gisante de lumière, interrompe ma contemplation de la gueule ouverte du néant, de ses dents de marbre qui à la fin broient tout ce que nous connaissions de plus précieux. » Pendant qu'il parle, les lauriers-roses de son jardin tournent en neige : le jour tombe, les fleurs entrent en lutte avec les ténèbres. Le visage de mon ami brûle sous les lumières roses. Cherchant son épouse dans les ténèbres, il n'y trouve que lui. Je comprends sa méfiance devant l'écriture. La souffrance que nous avons de notre amour est encore notre amour, l'empêche de glisser au noir comme l'y feraient glisser les affreuses consolations. D'autres fleurs errent dans le jardin. Dans la journée leur bleu a failli me rendre aveugle. Elles cèdent au premier assaut de l'ombre, leur couleur bue comme du sang. Le laurier-rose résiste. À l'heure de nous quitter, sa neige surnaturelle n'a toujours pas perdu la partie. Tous les jours, des centaines de boîtes dans le monde partent sous terre ou brûlent avec à l'intérieur des gens devenus génies par la grâce de mourir. Ils savent tout, ne disent rien. Leur silence est le même que celui des fleurs. Les yeux, on ne réussit jamais à les enterrer. La glycine en crue par-dessus le muret : une sainte en extase. Un jour je serai sous deux mètres de silence et je me souviendrai d'elle. On m'accuse d'être mièvre? Que dira-t-on à maître Dôgen, ce sage du treizième siècle japonais, lorsqu'il écrit : « L'univers entier est fait des sentiments et des émotions des fleurs » ?
La lutte légendaire d'un laurier-rose avec la grande armée de l'ombre, je la retrouve chez Corneille, dans les personnages de Suréna. La langue est celle des laves qui travaillent sous le jour. Une reine va chercher le feu dans ses entrailles. Son cri doré à la feuille d'or est le hurlement d'une gisante du dix-septième siècle soudain tirée de son repos pour retrouver l'inépuisable douleur de vivre : « toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir». Ce cri m'épouvante et me comble. Une paix m'arrive par ce hurlement. Il est tard. Cela fait deux fois de suite que je lis Suréna.
On peut traverser la mort à gué avec un seul poème en poche. Lire, écrire, aimer, sainte trilogie. Le poème, un cercle de silence aux pierres brûlantes. Le monde, un froid qui gagne jusqu'aux étoiles. Vers deux heures du matin les reines meurent et je m'émerveille de leur cri. «Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Le monde ignore l'illumination de ce cri. Ce sont les morts qui allument les lampes de la vie.